Un cyclone est passé. Dans son sillage : désolation végétale,
ruptures diverses, et l’accablement des plus démunis… Mais les
moments chaotiques sont souvent des lieux de renaissance. Toute
régénération surgit toujours d’une perturbation. Plus la perturbation
est sévère, plus le renouvellement qui s’ensuit est profond, puissant,
parfois jusqu’à la mutation. La nature sait utiliser ses effondrements
pour expérimenter d’inédites vivacités : les arbres ramènent de
leur traumatisme une haute vigueur et l’écosystème meurtri s’ébroue
pour redistribuer les possibles en des intensités variables.
En fait, le désastre ou la crise sont aussi, et surtout, des
opportunités. Quand tout s’effondre ou se voit bousculé, ce sont aussi
des rigidités et des impossibles qui se voient bousculés. Ce sont des
improbables qui soudain se voient sculptés par de nouvelles clartés. Ce
sont des interdits, des paresses, de stériles habitudes qui lochent et
appellent à se faire soulager.
Ce qui est vrai pour le monde naturel l’est aussi pour les cultures,
les peuples, les identités ou les civilisations. Il serait absurde de
ne retenir de la crise que le gémissement ou le frisson de crainte. Il
serait dommage de faire moins que le biotope le plus élémentaire, moins
que les animaux, pour simplement restaurer l’ordre ancien que la crise
a défait. Comme si l’arbre plutôt que de s’offrir aux nouvelles
feuillées, aux ramures impatientes, s’échinait à retrouver, à
regretter, celles qui ont suivi le vent. Dans quelques jours, les
jeunes pousses seront là. Les oiseaux auront changé leurs nids. Dès
demain, l’entour sera frémissant de germinations et de recommencements.
Dans toute crise un maintenant s’ouvre d’emblée. An aprézan.
Aprézan profiter de cette calamité pour assainir ce qui peut l’être.
Aprézan éclaircir. Aprézan reconsidérer. Aprézan pérenniser une lumière
là où ruptures et brisures ont ouvert des possibles. Toute renaissance
est précieuse, il n’en existe pas d’inutile ou de dérisoire. Toute
refondation émerge d’un brouillard d’infimes reviviscences… C’est
peut-être l’aprézan de profiter de la quasi-disparition des panneaux
publicitaires qui offusquaient nos paysages pour envisager une
réglementation plus restrictive. L’aprézan d’enterrer tous les fils
électriques qui peuvent l’être. L’aprézan d’inciter aux citernes
domestiques, à l’énergie solaire… C’est peut-être l’aprézan de revoir
notre rapport aux grands arbres, comprendre que l’âge les remplit de
mystère et de magie, qu’ils font partie d’un patrimoine naturel
inestimable, et que tout arbre qui vit longtemps s’entretient, se
soigne, s’élague, se nourrit, et qu’il ne tombe ou se démembre que
lorsqu’il est négligé. Même aprézan pour les bords de mer ou des
réorganisations radicales peuvent être envisagées.
Mais l’aprézan plus déterminant concerne l’agriculture, singulièrement
la banane. Cette production constitue l’épine dorsale de notre étrange
économie. Une herbe, fragile, déracinable au moindre coup de vent, qui
est à l’origine de l‘infestation de nos sols et des nappes phréatiques,
bourrée de pesticides, et dont l’équation commerciale est quasi nulle
en ces temps d’exigeantes qualités alimentaires. Les champs se sont
couchés et les appels de détresse se multiplient, se font écho pour
mieux s’exagérer et réclamer l’aide supplémentaire, la subvention de
plus, l’énième secours additionnel. Ces clameurs expertes sont bien
compréhensibles car, dit-on, des milliers de personnes dépendent de ce
produit. Et nous en sommes conscients.
Mais ces milliers de personnes ne sont jamais celles qui bénéficient le
plus de la manne déversée. Mais ces milliers de personnes méritent plus
de considération que ne leur accordent ceux qui se contentent d’héler à
subventions. Ceux qui par là-même reproduisent le cycle infernal de la
dépendance qui assiste un produit sans futur, du secours qui perpétue
un système pernicieux. Il n’y a pas d’aprézan dans ces compassions-là.
A force de répondre à l’urgence on oublie l’essentiel. On oublie
surtout ce que toute politique conséquente n’ignore pas : que rien
n’est jamais plus urgent que l’essentiel.
C’est au nom de ces milliers emplois, toutes ces désespérances, qu’il
faudrait oser l’aprézan décisif : penser, imaginer, se projeter,
désirer un futur. Quitte à être massivement subventionnés, quitte à
recevoir des tombereaux de secours bienveillants, pourquoi les affecter
au seul réamorçage du cycle de la dépendance ? Pourquoi ne pas en
faire le souffle d’une renaissance en les affectant à une
restructuration déterminante ? Pourquoi ne pas préciser un aprézan à
court, à moyen et long terme pour s’éloigner de l’agriculture pesticide
pour une agriculture raisonnée, raisonnable, ouvrant à une agriculture
totalement biologique ? Pourquoi ne pas définir un aprézan
d’apurement des sols et de reconversion qui, en moins de vingt ans,
rapprocherait la Martinique de cette fameuse globalité biologique
(Martinique bleue, Martinique pure, Terre de régénération et de santé,
Terre de nature et de beauté…) que nous ne cessons de proposer depuis
une décennie et que d’autres auprès de nous envisagent déjà ?
1000 km2 cela peut se saisir, se ressaisir, cela peut se nettoyer, se
maîtriser, se soumettre à une volonté claire, une intention globale qui
nous ferait renaître et surtout naître au monde. Aprézan.
Edouard GLISSANT.
Patrick CHAMOISEAU.